Les saisies: Rencontrer l'autre pour mieux se connaître
Si elles constituent une partie importante de la pratique, les saisies sont avant tout un outil pédagogique qui permet de donner du sens dans le développement d’un apprentissage martial. Leur intégration dans les composantes techniques constitue un premier lien qui structure les échanges entre les pratiquants.
Saisir ou se faire saisir, c’est indiquer ses intentions, dévoiler l’état d’esprit qui colore sa pratique. De l’utilisation des armes aux torsions et projections, les saisies sont le point d’appui de la construction de l’identité martiale de l’Aïkidoka. L’organisation pratique et pédagogique de l’Aïkido laisse une part importante aux saisies, à la façon de les utiliser de se sortir de…. C’est au travers des saisies qu’apparaissent différentes notions et que se crée et se construit la relation entre les partenaires. Mais plus largement c’est aussi la place qu’on leur accorde dans la construction d’un parcours de budoka qui demeure importante.
Apprendre à saisir, c’est rencontrer l’autre pour mieux se connaître.
Que l’on soi débutant ou expérimenté, le premier contact développé par une saisie mobilise vos ressources motrices, cognitives et affectives. On ressent l’autre. Il nous livre une partie de ses intentions ce qui oriente les échanges développés et construit une réalité qui évolue. Les mouvements, les déplacements et l’intensité que l’on délivre sur une saisie vont contraindre le partenaire. Cette réalité implique une analyse personnelle de façon à produire une réponse en lien avec ses propres capacités. Il s’agit de construire le mouvement selon les intentions perçues de son partenaire. Qui ne s’est pas retrouvé face à une saisie puissante qui focalise l’attention au point de figer l’ensemble de votre corps et par là même, donner de part cet appui de la puissance à l’autre. A l’inverse, une saisie peu dynamique, voire molle, qui n’assure pas un point d’ancrage satisfaisant peut appeler à une sortie plus directe du mouvement par le biais d’un atemi par exemple. Sentir l’intention de l’autre, son état d’esprit dans une saisie, obligent à s’harmoniser, à faire avec. Tel un courant électrique qui passe entre deux corps et qui transmet une intensité, la saisie indique et retransmet un état physique mais aussi mental que l’on doit intégrer pour construire une réponse en cohérence de nos forces et faiblesses. Il faut de cette saisie, réussir à construire cette notion d’Awase qui permet l’union des forces dans une même direction. De deux forces qui s’opposent au départ, réussir à ne faire qu’un et créer une unité d’une redoutable efficacité martiale. La notion d’Aïki naît de cela. Mais demeure relative à la connaissance que j’ai de moi-même selon l’adversité que je rencontre.
Saisir, c’est construire des étapes
Dans l’Aïkido d’Iwama et sa progression technique on cherche d’abord à saisir fermement le partenaire pour le mettre en situation défavorable. Il s’agit de l’obliger à construire une véritable stratégie technique, physique et mentale. C’est ce que l’on retrouve dans la notion de Kihon (基本) qui implique une saisie ferme et neutre ne donnant pas d’indication. Il s’agit de permettre le développement d’apprentissages techniques et les repères d’angles et de déplacement pour le pratiquant. Sans oublier l’impact psychologique d’une saisie ferme qui appuie sur votre moral aussi bien que sur votre poignet… Ce point qui vous pose une contrainte jusque dans votre structure mentale et vous fait chercher une solution plus adaptée selon votre partenaire du moment. Cela demande une constante adaptation qui permet d’envisager l’Aïkido comme un art martial visant l’adaptation à toute situation. Cette adaptation grandit avec la dynamique et la fluidité des gestes qu’imposent les formes Ki no nagare (気の流れ). L’écoulement du ki et sa composante dynamique, ne permet pas à la saisie de s’installer fermement et de figer le mouvement. Sans pour autant rompre le contact, il faut accepter « la rencontre physique » de son partenaire-adversaire et l’utiliser de manière à le déséquilibrer, l’immobiliser ou le projeter. C’est bien là l’essence de notre pratique. Il s’agit bien de s’harmoniser avec le geste d’autrui pour lui proposer une logique de réponse qui va le contraindre à chuter ou s’immobiliser, et non de lui demander de suivre notre mouvement par sympathie ou complaisance. C’est ce que vise la pratique d’un budo. Mais les étapes nécessaires à ces acquisitions sont nombreuses et variées pédagogiquement. Il faut accepter de la saisie qu’elle nous contraigne, pour travailler autour d’elle. De cette difficulté que l’on adapte par étape selon le niveau de pratique, on structure nos sensations kinesthésiques. C’est de cet espace libre, qui n’est pas bloqué et où le corps tout entier peut s’engouffrer et se mouvoir que l’on construit. On élabore progressivement un schéma corporel plus affiné, une structure globale qui intègre le corps dans son ensemble et se libère du point de blocage de la saisie. La respiration et l’aspect mental de la pratique viennent alors renforcer cette construction.
Saisir avec son corps
Si se sortir d’une saisie et l’exploiter demeurent un point d’apprentissage, encore faut-il que la saisie soit construite et appropriée au contexte et à la réalité martiale que l’on vise. La saisie donne une tonalité, mais elle ne constitue pas le centre de la pratique. Saisir de façon forte et focaliser son attention uniquement sur cet aspect, donnent souvent lieu à de larges ouvertures sur d’autres parties du corps. C’est parfois dénué de sens et sous prétexte de verrouiller un point on en oublie tout le reste. Posture du corps, Maaï, transfert d’appui, relâchement nécessaire à l’organisation corporelle d’une réaction, etc…. Saisir avec son corps c’est épouser l’ensemble du mouvement du partenaire pour lui offrir une constante pression sur chaque phase de la technique qu’il réalise. Cela signifie être disponible pour réagir dans sa technique. A cet effet c’est le corps en entier qui se mobilise au travers de la saisie. La relation entre la pratique des armes et la façon de saisir constitue une première étape. Annulaire et auriculaire prennent une place importante dans la construction de la saisie et permettent un lien direct avec la pratique de l’Aïki-ken et de ses suburis. On cherche à verrouiller la saisie de la même manière que l’on verrouille la saisie de la tsuka d’un sabre en utilisant les 2 petits doigts situés à l’extrémité du Boken ou du Katana. Relier l’arme au centre de gravité et à son corps par l’utilisation de son placement et des 2 petits doigts, se retrouvent dans la saisie à main nue d’un partenaire. De la même manière la notion de Zanshin que l’on retrouve dans la pratique du ken, se retrouve dans les saisies en Aïkido. Cette sensation d’utiliser l’intégralité du corps et de mettre l’accent sur l’esprit de la saisie trouve un lien direct avec la pratique des armes. D’ailleurs, dans une plus large mesure, saisies et frappes à mains nues en Aïkido sont en lien direct avec la pratique des armes (Yokomen , Shomen, Morotte Dori, …). Il en va de même lorsque l’on applique une technique et que la saisie utilisée pour la torsion est en lien direct avec la pratique du sabre ou du jo comme dans Shiho Nage par exemple. Cependant si elles constituent un axe d’apprentissage, les saisies ne peuvent rester neutre ou statiques dans la mesure où elles perdent le lien avec la réalité d’une situation conflictuelle. Bien souvent elles sont un point d’entrée à l’enchaînement de mouvements ou visent à créer une réaction. (pousser, tirer, bloquer, utiliser l’autre main…). Le cadre de leur utilisation ne doit pas être restrictif et doit favoriser l’adaptation du pratiquant qui doit s’en défaire et en même temps renforcer le point de contrôle de celui qui l’applique. En Aïkido, saisir vise aussi à immobiliser ou projeter l’autre. Percevoir l’instant et le sens d’une saisie pour construire son action dans le mouvement d’autrui demeure essentiel dans l’apprentissage d’un budo. Il s’agit bien de se servir de cela pour se construire et élaborer un mode de relation avec autrui. Mais c’est aussi, saisir l’esprit des choses, le sens de notre pratique et son contexte de réalisation pour se construire et développer un budo qui vise à se développer humainement.
Saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Honoré de Balzac : « Le chef d’œuvre inconnu ».
Olivier Eberhardt
Article paru dans “Dragon Magazine” février 2019