Aïki-jo - Corps et arme
L’Aïkido d’Iwama développe une relation importante entre la pratique des techniques à mains nues et avec armes. Encore aujourd’hui au sein de l’Iwama Shin Shin AIki Shuren Kai de Me SAITO Hitohira, une part importante de la pratique est dédiée à l’Aïki-Jo.
A Iwama, la pratique des armes constitue un entraînement quotidien pour chaque ushi-deshi (élève interne). Chaque matinée est consacrée à l’étude des armes, elle se pratique traditionnellement en extérieur dans une clairière attenante au Dojo de Me SAITO Hitohira. Ce rituel de la pratique des armes en extérieur est perpétué depuis de nombreuses années, à l’époque de Me SAITO Morihiro elle s’effectuait devant l’Aiki-Jinja (temple de l’Aïkido). Aiki-ken et Aiki-jo constituent le fondement de l’étude des armes au sein de l’école d’Iwama. Ces deux pratiques donnent un sens précis dans l’approche du Taijutsu, car les relations sont nombreuses et affinent les sensations du corps. Quand on pratique à mains nues il faut faire le lien avec les armes, quand on pratique aux armes il faut penser mains nues.
Les suburis – Construire le rapport du corps à l’arme
Avant de construire sa relation avec le partenaire-adversaire, il faut façonner le rapport de son propre corps à l’arme. Les 20 suburis du Jo (entraînement aux frappes, coupes et piques) que l’on effectue seul constituent les gammes de l’apprentissage de la manipulation du Jo. On va distinguer des mouvements de coupes liés à l’Aiki-ken et des piques et frappes spécifiques à la pratique du Jo où les mains se déplacent sur la totalité de l’arme. Ces changements permettent d’alterner un travail aussi bien à droite qu’à gauche et ouvrent de nouvelles perspectives d’attaques, de gardes, de contrôles, de directions... C’est Maître SAITO Morihiro qui codifia les 20 suburis du Jo de manière à proposer un apprentissage préalable à l’étude des Kumijos où les suburis sont appliqués dans le rapport à l’autre.
Manipuler un Jo c’est transmettre l’ensemble du mouvement du corps à son arme de manière à lui donner toute l’énergie et la puissance liée à votre corps. De la prise d’appuis au sol, du mouvement des hanches au placement de votre centre de gravité, les suburis facilitent ce travail en profondeur. La respiration, le Kiai engendré et le corps dans leur unité s’engagent alors pleinement. Corps et arme deviennent indissociables, ne faisant qu’un. Cette recherche isole le pratiquant dans un contexte stable sans l’incertitude du rapport à l’autre. La pratique au fur et à mesure de la progression va pouvoir s’intensifier. Rythme, vitesse, changement de directions, placement de la respiration et variations vont renforcer les sensations corporelles tout en épurant le mouvement. L’état de vigilance (zanshin) nécessaire à l’étude des armes va alors pleinement s’exprimer. Ces sensations proprioceptives vont progressivement forger le corps et demeurer lors des techniques de Taijutsu.
C’est donc une pratique inépuisable que l’on peaufine chaque jour. Dans l’école d’Iwama, on a coutume de dire qu’il faut réaliser chaque suburis comme si c’était le dernier et le premier à la fois. Le dernier que l’on puisse réaliser en donnant toute son énergie vitale. Votre vie est en jeu. Le premier parce qu’il faut le regarder avec un œil neuf, de débutant voire même d’enfant, pour pouvoir se corriger et grandir.
Lors d’un stage international, Me SAITO Hitohira nous démontra l’importance du rapport entre le corps et l’arme en caricaturant des déplacements inutiles autour d’un jo immobile. Il courait littéralement autour du jo, passant devant et derrière en adoptant des saisies différentes sur l’arme. Mais le Jo conservait une tenue horizontale parfaite sans même osciller. Cela produisit un véritable effet visuel. A la fin de ce moment qui provoqua l’hilarité de bon nombre d’entre nous, nous avons constaté que nous étions bien incapables de produire de tels déplacements du corps avec le Jo. L’esthétisme, la précision de son corps, la maîtrise de l’arme, sans même parler de l’expression théâtrale de la scène nous firent comprendre combien l’arme et le corps ne faisaient qu’un et cela même dans la caricature proposée.
Jo-dori et Jo nage – Aiki-Jo et Taijutsu forment une même unité
La pratique des techniques de désarmement à mains nues contre un partenaire-adversaire armé d’un Jo (Jo-dori) ou à l’inverse le contrôle avec un Jo d’un pratiquant à mains nues (Jo-nage) apporte une nouvelle dimension à l’étude de l’Aïki-Jo. On recherche plus précisément encore l’application des techniques issues du Taijutsu. La frontière entre la pratique des armes et à mains nues s’atténue au fur et à mesure que les liens apparaissent. La diversité et la richesse des techniques du Taijutsu et de l’Aïki-Jo s’expriment clairement dans une même unité. Cette richesse se concrétise par l’adaptation des techniques où les points clés deviennent des points d’entrée et des repères pour l’adaptation du mouvement avec l’arme à la main.
Katas et Kumi-jo – Le rapport à l’autre pour développer l’Awase.
En Aiki-Jo, il existe de nombreux katas représentant des séquences de combat où l’on étudie des adaptations spécifiques à des situations données. Le kata 31 et Kata 13 positionnent le pratiquant dans une situation spécifique contre un ou plusieurs adversaires avec des changements de direction. Les 10 Kumi-Jo développent l’application des 20 suburis du Jo et de leur contrôle selon différentes situation. On travaille des situations semi-définies où la réponse n’est pas implicite ni figée. Pour l’étude des bases très strictes sont posées de manière à percevoir les points clés des mouvements et faire comprendre le sens du mouvement et de la situation.
On entend souvent dire que l’Aïkido d’Iwama parce que « solide » est plus figée. Il est vrai que l’étude en Kihon (on décompose les mouvements selon les temps du kata pour faciliter la construction de l’apprentissage) constitue un axe important de notre pratique. Mais le Kihon n’est pas une finalité en soi. L’idée est bien de créer l’Awase et l’écoulement du Ki (de l’énergie) nécessaire à la confrontation avec le partenaire-adversaire. Il faut pouvoir réagir dans l’instant et dans n’importe quelle situation. C’est ce qu’exprime la notion de Takemusu Aiki. C’est un aspect fondamental des Koryu comme l’Aïkido traditionnel où l’adaptation d’une réponse à une situation donnée ne peut pas être figée. On étudie certes des bases de mouvements pour forger son corps et répondre à la situation, mais l’étude ne se limite pas à cela. On risque de créer des stéréotypes et d’enfermer le pratiquant dans une réponse unique alors que la notion d’Awase implique de s’adapter en permanence. Me SAITO Hitohira lors de ses cours insiste beaucoup sur cet aspect et propose souvent de nombreuses variations lors de l’étude des kata et Kumi-Jo. A base de projections, contrôles frappes…. C’est aussi l’occasion de faire le lien avec l’origine des techniques de l’Aiki-jo en particulier le Yari (lance) et le Ju-ken (fusil avec baïonnette) que Ô Sensei maîtrisait pleinement et qui inspirent bon nombre de mouvements.
Ken Tai Jo – Une expression complète de l’Aïkido
Traditionnellement dans l’étude de l’Aiki-Jo d’Iwama, les Ken Tai Jo sont considérés comme des formes avancées de la pratique. Les 7 Ken Tai Jo reproduisent des séquences de combat face à un pratiquant armé d’un sabre. Le sens exprimé par ces différents Kata est de pouvoir contrôler son adversaire sans se faire couper le Jo, soit par des contrôles spécifiques ou en évitant le contact avec l’arme adverse. De nombreuses variations sont alors possibles avec le Jo mais aussi avec des applications à mains nues. L’aspect avancé de ces formes correspond au fait que dans l’étude des Ken Tai Jo on trouve une expression complète de la diversité de l’Aïkido puisque Aïki-Jo, Aïki-Ken et Taijutsu se révèlent dans un même temps. Les notions propres à chaque pratique (distances, postures, gardes…) s’harmonisent dans un même espace-temps. La richesse et la « simplicité apparente »de cet art martial traditionnel s’exposent alors clairement aux pratiquants comme aux spectateurs d’ailleurs.
On peut évoquer encore de nombreux aspects sur l’Aïki-Jo et son influence sur la conception de l’Aïkido, mais la richesse de cette pratique ne peut être listée de façon exhaustive. L’étude du Jo ne se limite pas à des aspects uniquement techniques. Le Jo est aussi un formidable outil pédagogique qui facilite la construction d’exercices visant à développer des apprentissages transversaux aussi bien pour les pratiquants débutants qu’avancés. Le vécu de la pratique devient véritablement initiatique.
Olivier Eberhardt
Article paru dans Dragon magazine en mai 2016