Uchi-deshi d'aujourd'hui
UCHI DESHI A L’IWAMA SHIN SHIN AIKI SHUREN KAI
On me demande régulièrement comment se déroule la vie d’un uchi-deshi au Japon, qu’est-ce qui différencie notre pratique régulière et celle d’un élève interne d’un Dojo Japonais ? A quoi doit-on s’attendre et quel intérêt cela représente dans le parcours d’un Budoka ?
J’ai intégré le Dojo d’Iwama en novembre 1994 sous l’égide de SAITO Morihiro sensei, pour un premier séjour de trois mois qui a orienté et transformé ma vie, mes choix personnels et professionnels. Depuis cette époque je n’ai cessé de m’y rendre et y séjourne maintenant chaque année auprès de SAITO Hitohira sensei comme uchi-deshi. Chacun de ces séjours construit un parcours d’élève-enseignant d’Aïkido et demeure un élément essentiel de la construction de l’enseignement que l’on cherche à développer.
LA NOTION D’UCHI-DESHI
Le terme uchi-deshi / 内弟子 (élève à demeure) est un terme utilisé au Japon dans la plus pure des traditions martiales. Il désigne les étudiants/pratiquants qui vivent quotidiennement auprès du maître. Cela signifie vivre au service du maître, partager le quotidien mais aussi recevoir un enseignement à tout instant et dans toutes circonstances (sur et en dehors du tatamis). La transmission se construit dès lors de façon continue, vous ne venez pas juste vous entraîner sur une ou deux heures. Du réveil au coucher (et l’on pourrait dire aussi dans vos rêves…) vous vous imprégnez, nourrissez de l’Aïkido au travers des situations et de l’enseignement de SAITO Hitohira sensei. Cette tradition d’élève à demeure, perdure à Iwama depuis l’époque d’Ô sensei, le fondateur de l’Aïkido. Régulièrement, des élèves du monde entier viennent se former et intègrent le dojo pour des périodes plus ou moins longues et vivent une immersion complète à la source de l’Aïkido.
Ce statut d’uchi-deshi est construit parallèlement au statut de soto deshi /外弟子 (élève externe) qui détermine les pratiquants venant suivre l’enseignement à des moments précis (aux heures des cours par exemple) et qui sont extérieurs au Dojo car ne vivant pas à demeure. C’est actuellement la pratique la plus répandue dans le monde. Les pratiquants se rendent dojo pour y pratiquer les arts martiaux de façon ponctuelle (matin, midi, soir…) ne serait-ce de part la disponibilité et les obligations de chacun (vie de famille, obligations professionnelles, etc…).
Etre uchi-deshi consiste bien à assister au quotidien son maître. Cette proximité dans le temps et dans l’espace fait naître une transmission et des relations particulières entre l’enseignant et l’enseigné. Cet enseignement basé sur la relation et les rapports maître-élèves, touche aussi bien les aspects techniques que la conception du budo pratiqué et le sens que l’on souhaite lui donner. C’est ce que vécu à son époque SAITO Morihiro sensei auprès de Ô sensei Morihei Ueshiba pendant plus de 20 ans et qui est aujourd’hui transmis par SAITO Hitohira sensei à Iwama.
Aujourd’hui peu de personnes séjournent à demeure pendant des années. Cependant l’on peut effectuer des séjours de quelques semaines à quelques mois qui permettent déjà de construire sa pratique et de retourner chez soi, les valises remplies de sensations, d’éléments à affiner, de souvenirs et de profondes amitiés.
LE CONTEXTE D’IWAMA
Iwama est une ville qui se situe à une centaine de kilomètres au nord-est de Tokyo (Province d’Ibaraki). Ce fut le lieu de résidence d’Ô sensei Morihei UESHIBA de 1942 à sa mort en 1969. Cette ville est reconnue aujourd’hui dans le monde entier comme le berceau originel de l’Aïkido. Vous vous retrouvez immergé dans un lieu où dans un périmètre restreint se succèdent l’Aïki-jinja (temple mondial de l’Aïkido), le Dojo d’origine de Morihei UESHIBA, le siège de l’Iwama Shin Shin Aïki Shuren Kai, le Tanrenkan Dojo de Maître SAITO. Dans ce lieu chargé d’histoire, d’anecdotes et de rencontres entre pratiquants d’Aïkido du monde entier, les énergies consacrées à la pratique de l’Aïkido y trouvent une place prépondérante.
Ô sensei façonna ce lieu pour y développer sa pratique martiale mais aussi religieuse, il transmit son art à de nombreux élèves qui devinrent d’éminents enseignants. Cette empreinte demeure et on ne peut s’empêcher d’y penser, de le ressentir lorsqu’on aborde ces lieux. L’humilité est probablement le premier sentiment qui nous touche à notre arrivée. Cet ensemble vivant, où SAITO Hitohira sensei demeure le témoin direct de son évolution depuis sa jeunesse auprès d’Ô sensei, respire l’Aïkido.
UNE JOURNEE D’UCHI-DESHI
Outre l’environnement, le contexte de la vie d’uchi-deshi vous extirpe de votre quotidien habituel. Lorsque vous intégrez un tel séjour, votre quotidien habituel se fige pour un temps. Votre attention, vos préoccupations, vos pensées s’orientent vers votre pratique et le sens que vous cherchez à lui donner. La journée est rythmée par les entrainements. Traditionnellement le réveil s’effectue à l’aube (5h du matin, ce qui peut varier selon les saisons) et déjà s’organise de façon collective l’entretien des parties communes et du dojo.
Le dojo Geiko constitue une préparation du corps et de l’esprit à l’entraînement en s’occupant de l’entretien et de l’hygiène du lieu que l’on partage. Respecter les lieux, les entretenir et y prêter attention, constituent les premières étapes de l’apprentissage. Ou situer les objets placés dans le kamidana, comment préparer le dojo avant la venue de sensei sont autant d’éléments que se transmettent les uchi-deshi se relayant lors des séjours.
L’entraînement du matin est consacré à l’étude des armes et se réalise en extérieur. Sensei débute la pratique matinale par la récitation de Norito dans le dojo. S’ensuit une période de méditation avant la pratique dans une clairière située en proximité du Dojo. Suburis, Kiaï et travail de kumi-tachi (kata de l’Aïki-ken) ou de Kumi-jo (kata de l’Aïki-jo) résonnent dans la clairière ou se mêle le chant des oiseaux. Chacun cherche à analyser, dépasser les mouvements et sensations perçues pour que corps et l’arme ne fassent qu’un. Sensei pose un regard attentif à l’attention et l’engagement porté par chacun. La seconde partie de l’entraînement est consacrée au jyu keiko (l’entrainement libre et personnel). Chacun reprend les éléments abordés, les sempais présents prodiguent des conseils et poursuivent aussi leur pratique. Personne ne quitte les lieux, et pendant près de 45mn un entraînement individuel s’organise collectivement.
Shoshin (初心) - Une âme de débutant
C’est effectivement l’état d’esprit que l’on adopte en ces instants et lors des enseignements prodigués. Peu importe votre niveau, votre parcours, c’est avec modestie, humilité et un certain sens du « devoir bien faire » que vous avancez. Etre uchi-deshi c’est accepter de redécouvrir sa pratique et d’aller puiser au fond de soi les ressources nécessaires à une pratique intensive et continue qui imprègnent chaque instant de la journée. Il faut percevoir d’un œil nouveau (de débutant qui découvre) chaque mouvement et instants partagés pour en extraire sa richesse et chercher à l’acquérir.
La matinée se poursuit par un copieux petit déjeuner, l’appétit est ouvert par ses premiers entraînements matinaux. Les échanges autour des techniques abordées et le sens donné à l’entraînement agrémentent la fin de la matinée. Bon nombre d’entre nous prenons des notes et réfléchissons aux références abordées et à leur application.
Le début d’après-midi est souvent consacré à un temps libre ou chacun vaque à ses occupations. Repos, visite des lieux environnant le dojo, étude du japonais, misogi, chacun profite de ces instants pour récupérer. Vous vous retrouvez avec d’autres élèves et devenez membre d’une seule famille vivant sous un même toit, préparant et partageant les repas ensembles, dormant sur le tatamis dans la même pièce. Cette équité dans la pratique et votre quotidien développe entre les uchi-deshi venus du monde entier une forte relation et tisse de profonds liens d’amitiés entre tous. La pratique traverse les barrières de la langue.
C’est là aussi un vecteur de paix comme le prône Ô sensei dans sa conception philosophique de l’Aïkido. Vous devenez membre d’une famille où chacun vous reconnaît.
La seconde partie de l’après-midi est consacrée à la préparation des cours du soir. Vers 17h, le cortège des uchi-deshi se prépare, s’équipe et se dirige vers le dojo pour le préparer en vue des entraînements à venir. Les soirées sont consacrées à l’étude des techniques à mains nues. Une fois nettoyé et préparé le Dojo accueille les soto-deshi venus pour s’entraîner. C’est aussi l’occasion de retrouvailles avec des pratiquants chevronnés qui vivent à proximité d’Iwama.
L’échauffement est réalisé par chacun avant le début des cours. Il faut être prêt, et la vigilance de chacun s’accroit au fur et à mesure de sa préparation. Le keiko débute traditionnellement par 2 techniques qui reflètent de nombreux points essentiels de l’Aïkido d’Iwama : Katate dori tai no henka et morotte dori kokyu ho. Les Kiaï se succèdent, les saisies sont fermes et franches, le rythme s’accentue.
Zanshin (残心) – L’état de vigilance
Conserver un état tant physique que mental permettant de faire face, de ne pas laisser d’ouverture. C’est l’état d’esprit qui doit demeurer, sur et en dehors du tatamis. Cela apparaît clairement dans l’investissement que demande SAITO sensei lors de la pratique. Il faut sans relâche penser à se placer, se déplacer comme si l’on est entouré de plusieurs partenaires et ne pas abaisser son seuil de vigilance lorsque l’on termine un suburi, une projection, une immobilisation. Cela se traduit aussi en dehors de la pratique, lorsqu’on côtoie sensei dans les tâches quotidiennes telles que la préparation de repas. Chaque chose à sa place, on doit prêter attention à tous les éléments de la préparation, leur disposition, l’ordre des ingrédients. SAITO sensei étant aussi chef cuisinier de formation, il est très attaché à ces détails lorsqu’il prépare et partage le repas avec les uchi-deshi.
Un des souvenir que je conserve sur cet état de vigilance lors d’un de mes séjours est la sortie de ma douche… Vidé par un entraînement intensif et une journée de travail, j’ai donc pu prendre une douche réparatrice en fin de journée. Dans les espaces de vie où l’on se déplace en zooris, il est d’usage de les laisser devant la porte de la douche avant d’y pénétrer. A peine avais-je débuté que j’entendis un « zooris damné », signifiant une erreur de ma part vis-à-vis de mes tongues japonaises. Celle-ci n’étaient pas orientées dans le sens adéquat pour une sortie rapide de la douche. Leur positionnement devant la porte ne permettait pas de les enfiler directement en cas d’urgence, de réagir rapidement et de faire face sans perdre de temps. Depuis cette époque j’avoue que je suis très attentif à la façon dont mes élèves retirent et disposent leurs chaussures à l’entrée d’un dojo et placent leur zooris sur les bords des tatamis.
Cette vigilance permanente sur et en dehors du tatamis permet véritablement de construire et renforcer une certaine acuité dans l’étude votre art martial.
Etre uchi-deshi, c’est aussi être le témoin d’une période de recherche de son maître, d’un moment de sa vie. Nous partageons souvent des discussions avec sensei lors de repas ou pendant la réalisation de travaux au Dojo. Ce sont toujours des moments privilégiés, des instants de vie partagés qui demeurent ancrés dans votre mémoire et font écho lorsque vous vous trouvez dans des moments de doutes ou de questionnement. Il est difficile d’expliquer et de qualifier tout ce qui se passe lorsqu’on partage ces moments. La relation enseignant-enseigné c’est certain, se trouve renforcée et dépasse largement le cadre de la pratique. Je compare cela souvent à la notion d’unité que l’on trouve en Aïkido. Oui, lors de ses moments tout semble unifié, naturel et un profond sentiment de quiétude s’installe.
Lors de chaque séjour SAITO Sensei s’attache à mettre l’accent sur des aspects spécifiques de la pratique, ce qui donne une véritable couleur au séjour. Et l’on sait qu’à notre prochain séjour des choses auront évolué, que les lieux se seront quelque peu modifiés. C’est un peu comme lorsque l’on retourne dans sa famille après une longue période d’absence, les choses, les lieux semblent identiques mais certains détails ont évolué. Et l’on redécouvre cet ensemble avec un œil nouveau. C’est cet ensemble complexe et simple à la fois qui permet de se construire que l’on vient chercher lorsqu’on intègre un séjour uchi-deshi. Dépasser ses ressources mentales et physiques, pour bâtir les fondations de sa pratique et de sa relation aux autres.
« L’Aïkido est l’art de la connaissance de soi ».
« C’est au travers de la dévotion de votre propre pratique que les mystères de l’Aïkido sont rendus vivants ». Paroles d’Ô sensei.